« Désagréables , « malhonnêtes »,« réacs »… Les Français ont parfois la dent dure lorsqu’ils parlent des taxis. Près de 60 % d’entre eux ont une mauvaise opinion de cette profession, selon un sondage réalisé par l’institut Odoxa et publié en 2015 par Le Parisien. « On a tous eu affaire un jour à un chauffeur qui arrive avec 10 euros au compteur, laisse la radio à fond ou fait exprès de ralentir pour que le feu passe au rouge », argue Cédric, la trentaine, qui reconnaît ne pas porter les taxis de la capitale dans son coeur.

« C’est un métier qu’on adore critiquer mais avec lequel on a tous une histoire, tempère Hélène Manceron, directrice de la revue professionnelle 100 % News Taxis, qui côtoie la profession depuis plus de dix ans. On se souvient des grognons mais la majorité “silencieuse” des 60 000 chauffeurs du pays se soucient du bien-être de leurs clients. »

Malgré un capital sympathie souvent au point mort, les taxis ont leur voie réservée sur l’autoroute de notre imaginaire collectif. DeJoe le taxi, chanté par Vanessa Paradis, à Taxi Driver, de Martin Scorsese, en passant par la saga Taxi de Luc Besson, on ne compte plus les films et les chansons qui leur sont consacrés. Souvent associés dans des oeuvres de fiction à des personnages hauts en couleur, les chauffeurs se considèrent d’abord comme les baromètres vivants d’une société.

« Eux qui sont souvent issus de milieux populaires transportent toutes les catégories sociales », souligne Guillaume Lejeune, doctorant en sociologie à l’université Paris Descartes et spécialiste des taxis. Sur leur banquette arrière, ils voient se succéder hommes d’affaires stressés, personnes âgées fragilisées ou fêtards éméchés, parfois dans la même matinée. Quand ils ne sont pas branchés sur la bande FM et ne commentent pas avec nous le dernier match de foot ou l’annonce politique du jour, ils prêtent l’oreille à nos conversations privées.

« Les chauffeurs prennent en permanence le pouls de l’opinion », martèle l’ancien secrétaire d’Etat socialiste Thomas Thévenoud, à l’origine d’une loi et d’un livre sur les taxis.

La plupart des taxis de nuit ont subi une agression

A travers leur pare-brise, les 18 000 chauffeurs parisiens scrutent la ville comme les chercheurs de champignons fouillent la forêt. Rien ou presque ne leur échappe. Et ce n’est pas Tassadit Benbakir, « trente ans de métier au compteur », qui dira le contraire. Plus connue sous le nom de Monique, cette figure parisienne au langage aussi fleuri que le tableau de bord de son taxi rose bonbon se targue de décrypter l’humeur de ses clients rien qu’à leur façon de s’asseoir, de dire bonjour et même de claquer la portière ! Quand un passager dépasse les bornes, elle n’hésite pas à piler pour lui dire « de dégager ».

La sélection des clients est parfois une question de survie chez les taxis. Car une course peut vite dégénérer. « La plupart des chauffeurs qui travaillent la nuit ont subi au moins une fois une agression, physique ou verbale », rapporte Guillaume Lejeune. Quelques-uns ont même eu la surprise de devoir rappeler à l’ordre des couples un peu trop entreprenants… Pour éviter les ennuis, les chauffeurs ont leurs trucs. « Par exemple, ils s’arrêtent à une dizaine de mètres des clients pour voir s’ils titubent en venant vers eux », explique le spécialiste.

Quelquefois, la banquette arrière se transforme en divan. « Les clients se livrent plus à nous, taxis, qu’à un coiffeur, car ils se disent qu’on ne les recroisera jamais », constate Monique. « A Paris, la rencontre avec le chauffeur est éphémère et se fait souvent au hasard d’une rue. Or l’anonymat est propice aux confidences », souligne Guillaume Lejeune. Certains voient même l’espace confiné de l’habitacle comme un confessionnal.

Une impression sans doute renforcée par le caractère indirect du contact visuel dans le rétroviseur. « Je suis souvent plus franche avec un taxi qu’avec ma psy », confie Aline, travailleuse de nuit à la radio, qui parle volontiers de ses problèmes de couple et de ses insomnies durant le trajet.

Mais le conducteur n’est pas toujours le confesseur, comme en témoigne Hocine Youfsi, 56 ans, chauffeur depuis 1988. « Il y a des années, un client a sauvé mon mariage durant un trajet. Je ne voulais pas rentrer chez moi et il m’a dissuadé de tout plaquer », confie ce joyeux drille en costume cravate qui organise des quiz et des blind tests pour amuser ses passagers et collectionne les selfies avec eux. Très attaché au lien qui l’unit à ses clients, il s’est, comme la plupart de ses collègues, toujours opposé à l’installation de vitres séparant le conducteur des passagers, comme dans les taxis londoniens.

Savoir écouter, et consoler

Truffé d’impondérables, le métier est loin d’être toujours rose. Y compris pour Monique et son taxi couleur marshmallow. Les drames de la vie quotidienne s’invitent souvent sans prévenir sur la banquette arrière. Ici une rupture, là un licenciement… Il faut alors savoir écouter et parfois même consoler. « Vous trouverez toujours une boîte de mouchoirs dans un taxi », précise-t-elle en désignant la sienne, posée sur la plage arrière de son Berlingo Citroën.

Celle qui se définit comme « une grande gueule » et une « hypersensible » a fait de son outil de travail un cocon. A l’intérieur, pas de sapin désodorisant suspendu au rétro mais des petits pochons de lavande faits maison, des napperons en dentelle, une panière débordant de friandises et même un manchon tricoté à la main « pour que le client puisse se réchauffer l’hiver ».

« On fait un métier de service, merde ! » clame la sexagénaire, capable aussi bien de « payer un croissant à un homme d’affaires blindé » que de raccompagner gratuitement « une môme qui n’avait pas assez de thunes pour rentrer ».

En milieu rural comme dans les villes moyennes, nos liens avec les taxis sont parfois encore plus forts. « Les chauffeurs travaillent sur rendez-vous. Ils ont une clientèle fidèle qu’ils connaissent bien et avec laquelle ils tissent facilement des liens d’amitié », note Guillaume Lejeune.

Un vrai rôle social en milieu rural

L’essentiel de leur activité ? Les allers-retours à la gare la plus proche ou au cimetière pour nettoyer ou fleurir une tombe. Et surtout les courses « conventionnées », c’est-à-dire le transport de malades remboursé par la Sécurité sociale. Séances de chimio, consultation chez le cardiologue, hospitalisation… Les motifs de trajet sont aussi nombreux que les kilomètres qui séparent les patients isolés de leur centre de soins.

« Notre mission ne se limite pas au transport. On a un vrai rôle social », estime Jacky Lacoste, 58 ans, taxi à Pouy-Roquelaure, un village du Gers de 148 habitants. Elle agit avec ses clients âgés comme elle le ferait avec son père ou sa mère. « Avant de partir, je vérifie qu’ils ont pris leur carte Vitale, leurs résultats d’analyses… Et, à l’arrivée, je les accompagne jusqu’à l’accueil. Pour faire ce métier, il faut avoir le coeur bien accroché car on touche à la maladie et à la mort. C’est difficile de perdre un client auquel on est attaché. »

Dans une vie de taxi, il arrive aussi qu’une course tourne au vaudeville. « Une fois, un homme est entré dans mon taxi en criant “Suivez cette voiture !” C’était un mari trompé qui filait sa femme. On aurait dit un film », s’esclaffe Neige Blizin, 61 ans, électricien d’origine haïtienne devenu chauffeur de taxi il y a vingt ans.

« Moi, j’ai carrément eu une cliente qui a perdu les eaux dans ma voiture, à Bagnolet, sur le trajet de l’hôpital », renchérit l’un de ses collègues, attablé devant son plateau au Monte-Carlo, la cantine des taxis parisiens, à côté de l’arc de Triomphe.

Toujours prêts à nous sauver la mise, « surtout quand il y a un petit billet à la clé », ironise un client, les chauffeurs se transforment parfois en héros anonymes. Le soir des attentats du 13 novembre 2015, Milan Dejanovic, ancien militaire de 59 ans, n’a pas hésité à foncer aux alentours du Bataclan pour évacuer gratuitement les témoins paniqués. « Quand j’ai appris ce qu’il se passait, j’ai lancé un appel sur Twitter pour inviter mes collègues à éteindre leur compteur et à me rejoindre. On a mis notre vie en danger pour sauver nos compatriotes. Ce n’était pas de la bravoure, c’était notre devoir », précise-t-il, un peu amer de n’avoir jamais été remercié par les autorités pour son geste.

De son côté, Jacky Lacoste n’oubliera jamais le jour où, en début de carrière, elle a aidé une jeune fille au pair d’origine mexicaine à fuir la maison de ses employeurs. « Elle m’avait appelée en catastrophe pour que je vienne la chercher. Elle était effrayée », se souvient celle qu’on surnomme depuis « Mère Teresa ».

Moins spectaculaire mais tout aussi inhabituelle, l’histoire de ce chauffeur bisontin de 32 ans : « J’ai trouvé 520 dollars dans une pochette noire oubliée sur le siège arrière, raconte Anthony Bezard. J’ai tout de suite appelé la centrale pour avoir les coordonnées de la cliente anglo-saxonne que je venais de déposer à la gare. Sa soeur habitant Besançon (Doubs), je lui ai donné rendez-vous pour lui rendre l’argent. Elle m’a à peine remercié ! » se désole-t-il. Eh oui, le crime ne paie pas mais l’honnêteté non plus…